L'OMELETTE DE LA MERE POULARD
Annette Boutiaut était une femme intelligente et perspicace, douée d'un remarquable esprit de discernement et de décision. Pour découvrir le secret de son étonnante fortune, elle n'eut, semble-t-il, qu'à observer.
Elle vit que les voitures publiques - les pataches de la Mère Lemoine - arrivaient au Mont ... quand elles pouvaient, tantôt à une heure et tantôt à une autre, selon les marées et l'état de la grève. Les servantes des hôtels en survaillaient l'approche du haut des Remparts. A l'aide de longues-vues marines, elles en évaluaient le contenu.
Au débarcadère, devant la porte de la ville - témoin quatre fois séculaire des exploits des goglus (rabatteurs) de toutes les belles époques - c'était un tumulte indescriptible. A grand renfort de cris, d'appels, de protestations, de renchérissement, on se partageait les voyageurs ahuris, empoignés, tiraillés, finalement résignés et amusés. Tout au long des âges, ce fut ainsi. Le visiteur se laissait conduire docilement à l'auberge qui avait l'heur de posséder les rabatteurs les plus audacieux ou les plus persuasifs.
A "Saint Michel Tête d'Or", il était salué par le plus gracieux sourire de l'hôtesse, en tablier et manches de lustrine. Ah ! le sourire de Madame Poulard ! Combien éloigné du sourire commercial ! Il donnait aux étrangers l'impression très nette qu'ils franchissaient le seuil de la maison familiale.
C'est une mère qui reçoit ses enfants, avec un empressement sans feinte, une simplicité sans détours : "Avez-vous fait un bon voyage ? ... Passez vite à table, car vous devez être mort de faim ... Madame, donnez moi ce manteau, que je le fasse sécher ... Soyez tranquille, on vous le rendra repassé pour la visite du château (1). Prenez cette écharpe en attendant ... Et cet enfant, n'a-t-il pas eu peur ? ... Maintenant, remettez-vous. Prenez votre temps. Mangez bien. Et quand vous aurez fini, on vous montrera le chemin."
De fait, les voyageurs arrivaient affamés, la plupart du temps ; ils suppliaient qu'on les servît sans aucun retard. Mais le moyen de leur donner satisfaction ? L'incertitude de l'heure et du nombre n'était-elle pas un obstacle invincible à une préparation éloignée ? Il fallait improviser quelque chose.
Madame Poulard comprit que l'omelette seule, pouvait résoudre le problème. Pendant que le client prenait place à table, on cassait les oeufs, on les battait ; un grand feu de bois - de bois très sec toujours - flambait dans l'être. En un tour de main d'une suprême élégance, Madame Poulard avait confectionné une omelette rosée, baveuse, savoureuse à souhait, et qu'elle offrait elle-même à ses hôtes : "Voilà Messieurs ! Vous n'aurez pas attendu trop longtemps. Ne craignez pas, on vous prépare une seconde omelette."
Et en effet, on repassait le plat, au grand étonnement et à la grande joie des convives.
Autour de l'omelette de la "Mère Poulard", c'est un cycle de légendes qui s'est formé. Tous les maîtres-queux du monde ont émis la prétention d'en révéler le secret. Tel livre de cuisine nous apprendra, par exemple, que Madame Poulard écartait une partie des blancs d'oeufs, dans la proportion de un sur trois, et versait dans la poêle, au cours de l'opération, un verre à bordeaux de crème fraîche. Erreur.
"Pouvez-vous croire, disait l'hôtesse de Saint Michel Tête d'Or, pouvez-vous penser que j'aurais perdu tous ces blancs ? Non. Je prenais les oeufs et les battais tels quels. Quand à la crème, pure invention. - Ce qui est vrai, c'est que nous avions toujours le meilleur beurre du pays et toujours très frais.
Nous n'y regardions pas. Nous en mettions dans la poêle un bon morceau, que nous ne laissions pas roussir. Surtout, nous nous gardions de trop cuire.
"Voilà tout mon secret. Nous faisions comme tout le monde. Du reste, on pouvait nous voir ; nous ne nous cachions pas. J'ai eu bien souvent - oh ! tous les jours en été - vingt et trente curieux autour de moi. Et c'était parfois pas très commode. Mais puisque ça les amusaient ! ..."
Le 6 juin 1922, répondant à Monsieur Robert Viel, bibliothécaire de l'Académie des Gastronomes, qui lui avait demandé sa recette, Madame Poulard déclarait textuellement :
"Voici le recette de l'omelette : je casse de bons oeufs dans une terrine, je les bats bien, je mets un bon morceau de très bon beurre dans la poêle, j'y jette les oeufs et je remus constamment"
Et la tradition s'est établie. Aujourd'hui pas un visiteur - pour peu qu'il soit teinté de snobisme - n'osera se soustraire au rite - car c'en est un - qui l'oblige à déguster au Mont Saint Michel, l'omelette de la Mère Poulard. Il s'estimerait déshonoré d'y avoir contrevenu. Aussi bien, l'omelette figure-t-elle désormais invariablement sur l'invariable menu de tous les restaurant montois. Et voilà comment le nom du Mont sAint Michel est lié à celui de la prestigieuse omelette de Madame Poulard.